Au Moyen Âge apparaissent les premières bibliothèques
En Europe occidentale, à partir du XIIIe siècle, les bibliothèques qui, depuis des siècles, restaient l’apanage quasi exclusif des monastères, commencent à essaimer dans la société “civile”. Leur développement est lié à celui des universités, mais aussi à la politique de prestige et de magnificence des cours royales, destinée à valoriser l’image du souverain comme protecteur des arts et des lettres. Pour autant, l’apparition des bibliothèques demeure un phénomène marginal et modeste en volume, car le livre reste depuis toujours un produit rare, long à produire et très onéreux. Signalons cependant quelques créations de réelle envergure, comme la librairie de CHARLES V, lointain ancêtre de la Bibliothèque nationale, et la Bibliothèque des ducs de Bourgogne. Il faudra pourtant attendre le XIVe siècle, dans le contexte de “pré-Renaissance” et d’humanisme naissant du Quattrocento, pour que la bibliophilie des élites se concrétise par la création de grandes bibliothèques, privées ou publiques, tout à la fois lieux de conservation et de consultation.
En Italie, la Malatestiana de Césène est inaugurée en 1454, et la Bibliothèque vaticane achevée en 1475. Ces deux institutions qui, toutes les deux, existent toujours à notre époque, vont servir de modèle à l’Europe entière. Un siècle plus tard, ce sera au tour de la célèbre Bibliothèque laurentienne, créée par les Médicis, de voir le jour dans la ville de Florence.
MATHIAS, un roi bibliophile
Mais la renommée de ces « temples du savoir » éclipsera dans la mémoire collective une autre de ces grandes bibliothèques “pionnières” : la Bibliotheca Corviniana. Cette institution, sise à Buda en Hongrie, tire son nom du roi MATHIAS Ier CORVIN (ci-dessous son portrait peint par son contemporain Andrea MANTEGNA). Aujourd’hui disparue, mais réputée pour avoir été une des plus importantes bibliothèques de son temps, c’est elle qui va faire l’objet de notre billet hebdomadaire.
MATHIAS, roi de Hongrie entre 1458 et 1490, est parvenu à s’imposer face aux HABSBOURG et à la république de Venise, mais il devra consacrer une grande partie de son règne à combattre les Ottomans. Ses succès militaires et diplomatiques lui ont permis d’étendre considérablement son royaume et de devenir un des plus puissants souverains d’Europe centrale. L’histoire gardera en mémoire le guerrier victorieux, mais la postérité célèbrera également le prince cultivé et polyglotte qui se pose en brillant mécène. Entouré de nombreux savants et artistes, dont l’astronome REGIOMONTANUS et Galeotto MARZIO, il a fondé une université à Bratislava ; mais son chef-d’œuvre sera de rassembler une collection de livres sans égale en Europe. Initié dès sa jeunesse à la culture dite classique, il compose une des premières bibliothèques humanistes de l’histoire à partir des grands auteurs grecs et latins redécouverts en Occident depuis plusieurs années. Mais sa collection comporte aussi des ouvrages d’érudits et de théologiens du Moyen Âge, ainsi que tous les écrits contemporains qu’il juge dignes d’y figurer.
Pour alimenter sa bibliothèque, MATHIAS tisse un véritable réseau d’approvisionnement. C’est ainsi que certains livres sont achetés ou réalisés sur commande en Italie. Les services du roi vont jusqu’à démarcher les bibliophiles et les collectionneurs reconnus, dont les Médicis, en vue d’acquisitions, de prêts et d’échanges. Notre souverain bibliophile profite également de la confiscation des biens de certains nobles et hauts dignitaires qui ont comploté contre lui, pour mettre la main sur les livres qu’ils détiennent. C’est dans ces conditions qu’il peut s’emparer, en 1471, de la riche bibliothèque de son ancien précepteur et chancelier Jean VITEZ. La reine BÉATRICE d’ARAGON, elle-même bibliophile, mécène et collectionneuse réputée, constituera pour le roi une autre source d’approvisionnement. À Buda même, un atelier réunissant près de 30 copistes, relieurs et enlumineurs est implanté dans le seul but d’enrichir le fonds du monarque. Commencée dès le début du règne, la bibliothèque Corviniana connaîtra réellement son essor à partir de 1476, lorsqu’elle passera sous la direction dynamique de l’italien Taddeo UGOLETTI.
Témoignage du prestige et de la personnalité humaniste d’un souverain qui ouvre sa bibliothèque aux écrivains et aux érudits, tous les ouvrages rassemblés, frappés des armoiries royales, sont de présentation très luxueuse. La collection qui, selon les dires de l’époque, occupe deux grandes pièces du palais royal, est essentiellement composée de manuscrits sur parchemin richement enluminés, identifiés par la suite sous le nom générique de “Corvina”. Reconnaissables à leurs belles reliures (ci-dessous, à gauche) et à leurs splendides illustrations (ci-dessous, quelques exemples) – dont certaines réalisées par des maîtres de l’époque comme ATTAVANTE degli ATTAVANTI, Francesco d’ANTONIO del CHIERICO et Giovanni BOCCARDI -, ces volumes sont incontestablement de véritables chefs-d’œuvre du genre et un régal pour les yeux. À noter que les manuscrits grecs se remarquent pour être décorés plus sobrement que les autres, sans qu’il soit possible d’en connaître la raison.
Une bibliothèque de rêve
Les 2 000 à 2 500 codex rassemblés dans la Bibliotheca Corviniana comprennent plus de 5 000 ouvrages divers. Très complète, elle contient des bibles, des livres de théologie, les titres des grands penseurs de l’Antiquité, toutes les œuvres des écrivains latins et grecs ainsi que celles des savants antiques, médiévaux et “contemporains”. Si la très grande majorité des titres sont rédigés dans les deux langues anciennes, certains autres le sont également en arabe et en hongrois. Si, à l’époque, cette bibliothèque est surpassée par ses « concurrentes » en nombre de volumes, elle brille particulièrement dans le domaine des sciences, soit l’astronomie, la médecine, l’histoire, la géographie, l’histoire naturelle et l’architecture, sans oublier la philosophie, le droit, l’art militaire, la rhétorique et la littérature, domaine dans lequel DANTE et PÉTRARQUE figurent en bonne place.
Soucieux de composer une collection qui embrasserait l’ensemble des connaissances du monde antique et du monde moderne, MATHIAS Ier persévère pour que soient débusqués les classiques incontournables, mais aussi de vraies raretés. C’est ainsi qu’il acquiert de précieux manuscrits byzantins, comme le Traité de CONSTANTIN PORPHYROGÉNÈTE, les œuvres d’auteurs quasi inconnus comme HYPÉRIDE, et le huitième tome, hélas désormais perdu, de la Johannide du poète CORIPPE.
Le savant allemand BRASSICANUS, visitant le château vers 1480, témoigne de son émerveillement devant la collection du roi magyar : “J’ai regardé tous les livres. Que dis-je, des livres ? Je pourrais appeler chaque livre un trésor. D’innombrables livres latins, grecs et hébreux se tenaient devant moi, que MATHIAS a ramenés de l’intérieur de l’Hellas pour une énorme somme d’argent. J’ai vu une copie inestimable des canons apostoliques, l’explication complète du psaume de THÉODORE de CYRÈNE, les œuvres de JEAN CHRYSOSTOME, ATHANASE, CYRILLE, GRÉGOIRE de NAZIANZE, BASILE le Grand. Je ne mentionne même pas les poètes, les orateurs, les philosophes et les historiens dont les œuvres m’ont été présentées en masse.” Dès le vivant de son initiateur, la Bibliotheca Corviniana, en particulier son fonds hellénique, est devenue véritablement légendaire dans le monde des savants et des érudits européens, au point de créer des émules et d’être prise en modèle par les autres cours princières. C’est ainsi que LAURENT le MAGNIFIQUE, inspiré par cet exemple, donnera un essor décisif à la bibliothèque familiale fondée par son grand-père.
Mais, lorsque MATHIAS meurt en 1490, la Corviniana n’est pas encore achevée… Bon nombre de livres commandés ne sont toujours pas livrés, et certains ne rejoindront jamais leur destination initiale. C’est en particulier le cas du Bréviaire de Mathias Corvin, rédigé en 1488. Au décès du monarque, il se trouve à Florence en attente d’être enluminé ; après un long et tortueux périple, il finira par rejoindre définitivement la collection du Vatican ! Autre coup dur, même si la bibliothèque n’est pas immédiatement dispersée, elle sera négligée par LOUIS II, le successeur de MATHIAS, plus sensible aux impératifs de la guerre qu’à la passion des livres, qu’il méprise au point de puiser dans le fonds pour faire des cadeaux diplomatiques. Mais le pire est à venir car, en 1526, la bataille de Mohacs entraîne la désintégration du royaume de Hongrie, qui permet à l’Empire ottoman de s’emparer d’une large partie du territoire. Après une longue résistance, Buda est occupée en 1541, et la collection, déjà amoindrie au fil des années, se trouve dispersée. De surcroît, une grande partie du fonds est détruite lors du pillage du château, pendant que d’autres manuscrits seront rapportés par les Ottomans à Constantinople.
Pour dépasser les inévitables fantasmes engendrés par la légende de cette bibliothèque “idéale”, cette belle disparue, Csaba CSAPODI et Klara CSAPODI-GARDONYI, un couple d’experts en livres anciens travaillant tous les deux pour la Bibliothèque nationale de Hongrie, ont réalisé un important travail de recherche et de synthèse conservé dans un volume qui reste à ce jour l’ouvrage scientifique de référence sur le sujet. Sobrement intitulé Bibliotheca Corviniana (ci-dessous) et publié pour la première fois en 1967, ce livre a connu plusieurs éditions augmentées et illustrées. La troisième édition, celle de 1981, fait l’objet d’une traduction en français depuis 1982.
Aujourd’hui, seuls 220 volumes identifiés “Corvina” ont été retrouvés de par le monde. La Hongrie n’en possède que 55, 42 sont conservés en Autriche, 61 en Italie et au Vatican, 28 en Allemagne et 11 en France, le reste se trouvant éparpillé entre la Turquie, l’Angleterre, les États-Unis, la Suède, l’Espagne, la Belgique, la Pologne, la Croatie et la République tchèque. En raison de la circulation de faux et de copies, d’autres ouvrages sont encore en cours d’expertise, tandis que l’authenticité d’une quinzaine de documents prête toujours à discussion. Il est inenvisageable de reconstituer physiquement la bibliothèque de MATHIAS Ier, mais les ressources du numérique et d’Internet permettent désormais d’en réaliser un catalogue unifié virtuel.
La Corviniana à l’heure du numérique
En 2002, la Széchényi, la bibliothèque nationale de Hongrie, lance un programme pour créer un site web qui centraliserait les reproductions numériques des livres existants, en commençant par les exemplaires conservés dans le pays, avant d’intégrer ceux conservés à l’étranger. En 2005, la Hongrie, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et l’Autriche soutiennent la proposition de voir la Bibliotheca Corviniana inscrite au registre Mémoire du monde de l’UNESCO. Depuis plusieurs années, l’élaboration du site a progressé lentement mais sûrement, alternant brusques progrès et longues périodes de stagnation. En 2018, le projet finit par aboutir avec le lancement de la Bibliotheca Corvina Virtualis (ci-dessous, le portail du site), qui reprend en partie une grande exposition publique consacrée au roi MATHIAS.
La plupart des codex survivants, et même quelques incunables, sont présentés dans une version numérique intégrale accessible aux internautes. Mais, à côté de cette fonction fondamentale, les promoteurs du site ont désormais l’ambition de le voir « servir de plateforme pour la recherche sur la Corviniana ». Sur le site il est également possible de trouver les articles publiés sur le sujet, ainsi qu’une bibliographie régulièrement mise à jour. Même si les livres numérisés ne représentent qu’une faible partie de la collection initiale, saluons cette belle revanche sur le destin qui permet à une bibliothèque disparue de ressusciter, ne serait-ce que partiellement et sous une forme virtuelle !
Pour en savoir plus sur le sujet, nous vous invitons à consulter les interventions du colloque Mathias CORVIN, les bibliothèques princières et la genèse de l’État moderne, qui s’est tenu à Paris en novembre 2007, et à visionner le petit film présenté ci-dessous.
Dans le film à 6. 15, ai-je bien vu un post it? Déjà à cette époque!