L’inconnu de Haarlem
Le promeneur qui visite la charmante ville d’Haarlem aux Pays-Bas tombe inévitablement sur une imposante statue en bronze (ci-dessous) dressée sur le Grote Markt, au cœur de la vieille ville. Le monument représente un personnage à l’air sévère brandissant un caractère d’imprimerie gravé de la lettre A : il s’agit d’un certain Laurens JANSZOON COSTER… Ce nom lui étant inconnu, le badaud se renseigne sur cet individu particulièrement mis à l’honneur, et il découvre avec surprise qu’il est célébré dans sa ville comme l’inventeur de l’imprimerie, et ce dès 1423 !
Là, le promeneur tique inévitablement. En effet, dès l’école primaire il lui a été enseigné que c’est à Johannes GUTENBERG qu’était attribuée l’invention de l’imprimerie. Autre surprise, la date officiellement retenue pour la naissance de l’imprimerie est d’ordinaire 1455, soit l’année où, dans sa ville natale de Mayence, Gutenberg a achevé sa fameuse Bible considérée comme le premier véritable livre imprimé. Soulignons que, par son importance, la date de 1455 est souvent retenue par les historiens, en concurrence avec 1453 (chute de Constantinople) et 1492 (découverte de l’Amérique), pour marquer la fin du Moyen Âge et le début de l’époque dite moderne.
Remarquons au passage que le plus ancien ouvrage imprimé connu a été réalisé en Chine en 868. Mais la technique mise en œuvre consistait alors à graver tous les signes d’un seul tenant. Peu pratique, et au bout du compte peu rentable, ce système a rapidement atteint ses limites. La grande invention des Européens sera d’imaginer des caractères mobiles et individuels pour composer rapidement des textes, et autoriser les modifications. Cette technique offrait en outre la possibilité de réutiliser les caractères pour réaliser à moindre coût d’autres imprimés.
Qui est donc ce JANSZOON COSTER qui aurait devancé GUTENBERG de près de trente années ? Et surtout pourquoi n’est-il guère connu aujourd’hui en dehors de sa ville natale, contrairement à son “rival” ?Titulaire de la fonction de sacristain (Coster en néerlandais) de Saint-Bavon, notre homme exerce des fonctions municipales, en particulier celle de trésorier. Il serait décédé en 1440 lors d’une épidémie de peste. Mais la confusion demeure sur sa personne, car il existe plusieurs personnages du nom de JANSZOON et surtout l’on ne trouve aucune trace des travaux de ce supposé imprimeur, le livre le plus ancien imprimé aux Pays-Bas étant daté de 1473.
En réalité la “légende” naîtra, des décennies plus tard, sous la plume d’Hadrianus JUNIUS, également appelé Adrian DE JONGHE, qui, dans un ouvrage posthume publié en 1588 et intitulé Batavia, sera le premier à relater les exploits de JANSZOON et à lui attribuer l’invention de l’imprimerie.
Au cours d’une promenade en forêt, notre futur imprimeur se serait amusé, pour distraire ses petits-enfants, à tailler des lettres en relief dans des écorces d’arbre, et il aurait alors constaté que ces caractères laissaient une empreinte nette sur le sol et sur le sable. Réitérant l’expérience avec de l’encre sur un support papier, par ailleurs nettement moins onéreux et encombrant que le parchemin, il serait parvenu à améliorer la qualité de l’encre pour la rendre plus épaisse et visqueuse. Après avoir délaissé le bois, trop fragile, il se serait ensuite orienté vers des caractères mobiles en plomb et en étain. Enfin il aurait eu l’idée de les assembler dans un cadre et d’utiliser une presse pour réaliser des livres imprimés (ci-dessous).
À sa mort, l’un des ouvriers, trahissant la promesse faite à son maître de préserver son secret de fabrication, aurait dérobé les caractères et les aurait emportés dans sa ville natale de Mayence. Ce voleur, dans lequel on a voulu voir soit Johann FUST soit un certain GENFLEISCH — c’est-à-dire l’associé ou le frère aîné de GUTENBERG —, aurait ainsi livré l’invention à celui qui est toujours considéré à Haarlem comme l’“usurpateur”.
L’accusation est directe, mais les preuves historiques demeurent très faibles pour ne pas dire inexistantes, rien ne permettant d’étayer sérieusement cette version. Cette incertitude n’empêche pas la ville d’Haarlem de célébrer son héros depuis des siècles, comme l’attestent les médailles célébrant les 200 et 300 ans de la mort du typographe (ci-dessous). En 1823, un monument commémoratif est inauguré par Abraham DE VRIES, auteur d’Éclaircissemens sur l’histoire de l’invention de l’imprimerie, qui à son tour entend démontrer que JANSZOON a précédé GUTENBERG
L’Alsace, berceau de l’imprimerie ?
La ville de Haarlem n’a pas été la seule à disputer à Mayence le titre de “berceau de l’imprimerie” ; en Alsace des historiens ont défendu l’idée que Johannes MENTELIN, premier imprimeur strasbourgeois, actif depuis 1460, était le véritable inventeur des caractères mobiles. Lui aussi aurait été victime de l’indélicatesse d’un de ses serviteurs qui lui aurait dérobé les caractères pour les vendre à GUTENBERG. Cette rumeur, répandue à partir de 1521 par son petit-fils, Johann SCHOTT, paraît être totalement dénuée de fondement. Autre thèse défendue dans un livre par l’Alsacien Georges BIRSCHOFF : GUTENBERG « n’a pas pu inventer l’imprimerie ailleurs qu’à Strasbourg ». Par cette affirmation il reprend une ancienne hypothèse qui, s’appuyant sur le fait que GUTENBERG y aurait vécu plusieurs années, ferait de Strasbourg le laboratoire et le berceau de l’imprimerie. Signalons en passant qu’il existe une statue de l’homme illustre dans la capitale alsacienne.
Mais aussi la Vénétie, Bruges et Avignon…
En Italie, c’est une autre histoire, reprise au xixe siècle par Robert CURZON, qui circule depuis des siècles. Originaire de Feltre, en Vénétie, Panfilio CASTALDI aurait eu accès, par son mariage avec une descendante de Marco Polo, à des livres chinois ramenés par son ancêtre. La découverte de ces ouvrages lui aurait donné l’idée de réaliser des caractères en verre de Murano, puis en bois, et enfin, en 1426, de construire une presse à imprimer. Comme ses collègues néerlandais et alsacien, lui aussi aurait été victime d’un escroc qui aurait dérobé et revendu son invention. L’histoire est belle, mais ne convainc pas grand monde, sauf les habitants de Feltre qui ont tenu à placer en majesté la statue de CASTALDI sur leur place centrale.
Autre candidat à la paternité de l’imprimerie : le Breton Jean BRITO, installé à BRUGES. Mais, si celui-ci a incontestablement été un pionnier dans son domaine, nous ne disposons pas de suffisamment de preuves pour lui attribuer sérieusement le titre d’inventeur.
Plus sérieux et plus étayés sont les arguments produits par les partisans de Procope WALDFOGHEL, un orfèvre originaire de Prague établi à Avignon. En 1890 on a retrouvé dans des archives une série de contrats dont un daté de 1444 par lequel ce personnage s’engageait à apprendre à un juif de la cité « l’art d’écrire artificiellement (ars artificialiter scribendi) ». Dans un autre document rédigé deux années plus tard, WALDFOGHEL propose au même individu de lui fournir un outillage complet, reconnaissant avoir en sa possession « deux alphabets en acier, deux formes en fer, une vis en acier, quarante-huit formes en étain et diverses autres formes propres à l’art d’écrire artificiellement ». Le flou de la terminologie utilisée ne nous permet pas d’identifier les outils avec certitude ; s’agirait-il de poinçons, de tampons ou de véritables caractères d’imprimerie ? Quoi qu’il en soit, aucun de ces textes n’évoque l’existence d’une presse ou d’une quelconque machine à imprimer.
Gutenberg indétrônable
S’il paraît difficile de dénier à Gutenberg le titre d’inventeur en imprimerie, il faut quand même souligner que cette technique révolutionnaire n’est pas née ex nihilo d’une découverte solitaire. Elle s’inscrit bien au contraire dans un mouvement plus ample de bouillonnement intellectuel et de découvertes techniques. Si GUTENBERG a probablement abouti avant les autres, il n’était à l’évidence ni le seul ni même le premier à envisager l’utilisation coordonnée de caractères mobiles et d’une machine à imprimer. Précisons pour finir que son aventure se terminera bien tristement, car à l’issue d’un procès perdu il se verra spolié de son invention par ses “chers” associés !
Pour compléter notre billet, vous pouvez vous référer à cet article du site Cosmovisions. Ci-dessous, un petit film retrace l’histoire de l’invention de l’imprimerie.
MISE A JOUR (12/05/2019)
Suite à la parution de notre article plusieurs lecteurs nous ont fait remarquer avec justesse que le principe même de l’imprimerie avait déjà été mis au point en Asie, plusieurs siècles avant l’Europe. Il est vrai que plutôt de parler d’invention de l’imprimerie au XVe siècle, il serait plus juste de parler d’un perfectionnement décisif de ses techniques, ce qui a permis une expansion et une diffusion rapide et à grande échelle du livre imprimé. Nous avions très rapidement évoqué ce fait, et nous devons confesser que comme nous avions choisi de nous concentrer sur la querelle “GUTENBERG et ses concurrents”, nous avions négligé cet aspect du sujet, sans le creuser plus avant. A charge pour nous de rétablir maintenant la réalité historique.
Effectivement, comme on nous l’a signalé, les caractères mobiles sont utilisés au moins depuis le XIe siècle en Chine (ci-dessous), l’invention étant attribuée à BI SHENG .
Cette technique, qui a utilisé selon les lieux et les époques la terre cuite, le bois ou le métal s’est diffusée dans d’autres régions d’Asie, et en particulier en Corée, ou a été réalisé en 1377, le Jijki,(ci-dessous) le plus ancien livre conservé qui a été imprimé avec des caractères mobiles métalliques.
Redécouvert dans les réserves de la Bibliothèque nationale de France dans les années 1960, cet exemplaire – le deuxième tome uniquement, le premier étant toujours introuvable- a irrémédiablement remis en question la version “européanocentriste” de l’invention de l’imprimerie moderne. Depuis, le livre fait l’objet d’une polémique entre la France et la Corée, qui réclame son retour. En 2011 la France avait du accepter de resituer une série de documents anciens, mais le Jijki est toujours conservé aujourd’hui au sein du département des Manuscrits orientaux de la BNF à Paris, mais il s’agit là d’un autre sujet. Quoiqu’il en soit, il est acquis que la Bible de 1452 n’est pas le premier livre imprimé avec des caractères métalliques.
Ci-dessous un petit film “didactique” retrace l’histoire de ce livre
Jolie littérature, mais contredite par le fait que la BNF détient un livre coréen imprimé en 1377 avec des caractères mobiles (soit environ 78 ans avant Gutenberg), ouvrage dont le retour est d’ailleurs réclamé par la Corée depuis des dizaines d’années. Mais les français font la sourde oreille et, se voilant aussi la face au passage, continuent d’assurer que Gutenberg a inventé l’imprimerie…
Effectivement. Merci pour l’information. Nous apporterons une correction pour signaler ce fait peu connu et qui nous avait échappé.
Presque, en fait c’est 500 avant Gutenberg que les caractères mobiles ont été inventé par les chinois.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Caractère_(typographie)
Gutenberg a eu une contribution large (alliages, amélioration de la presse) mais n’a rien inventé. C’est un peu le Steve Jobs de son époque, l’argent en moins.