Dictionnaire des altérations et falsifications des substances alimentaires, médicamenteuses et commerciales
avec l'indication des moyens de les reconnaître
Auteur(s) : CHEVALLIER Alphonse, BAUDRIMONT Ernest
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Au XIXe siècle, la société française, à l’instar de celles des autres pays européens, connaît une importante mutation sociologique due à plusieurs phénomènes : la révolution industrielle et son pendant agricole d’une part, l’accroissement démographique et le développement très rapide des centres urbains d’autre part. Conséquence de cette transformation, la demande des denrées et des biens explose, pendant que leur processus d’acheminement vers le consommateur se complexifie.
Au Moyen Âge, la fabrication de certains produits, comme le pain, était strictement surveillée par les municipalités et les corporations, mais ce cadre légal a quasiment disparu avec la promotion du libéralisme économique sous la Révolution. Si l’article 423 du Code pénal condamne le fait de tromper sur la marchandise, dans la pratique le flou persiste sur les sanctions encourues par les fabricants et les revendeurs de denrées dénaturées et trafiquées. Pour CHEVALLIER, « pour qu’une loi fut efficace, il faudrait que la simple détention d’un produit falsifié fut considéré comme un délit, ou comme un crime, selon la nature de l’action… Il faudrait que le détenteur soit poursuivi, qu’il fut passible d’une condamnation, avec recours contre le vendeur primitif ».
Un nouveau palier est franchi au XVIIIe siècle avec le développement de la chimie, qui permet aux fraudeurs de rendre leurs méfaits moins facilement détectables en jouant sur l’aspect et le goût des produits. C’est également la chimie qui permet le passage de l’ancienne pharmacologie, héritée de l’Antiquité et du Moyen Âge, à des produits de synthèse fabriqués à base de principes actifs, désormais isolés et analysés. Dans le même temps, l’industrialisation et les progrès techniques permettent de produire à grande échelle des produits sophistiqués et de bonne apparence, tout en rognant sur la qualité.
Pour résumer, si la falsification a toujours existé, elle prend une nouvelle dimension, connaît un développement massif favorisé par l’évolution sociale et démographique, et profite des progrès scientifiques pour devenir plus difficile à détecter et à dénoncer. L’auteur déclare même, en 1850 : « La falsification ne s’exerçait que sur quelques substances. Depuis, elle a successivement progressé, de telle façon qu’il y a presqu’autant de produits fraudés qu’il y en a de purs. »
Pharmacien de formation, Jean-Baptiste Alphonse CHEVALLIER est également un chimiste reconnu, il possède son propre laboratoire d’analyses et de recherches. Élu à l’Académie de médecine en 1824, il fonde le Journal de chimie médicale, de pharmacie et de toxicologie. Partisan de l’hygiénisme et défenseur de la santé publique, il rejoint en 1834 le Conseil d’hygiène et de salubrité du département de la Seine. Il prône des mesures draconiennes dans le domaine de l’assainissement et de l’eau potable, la modernisation des égouts et des fosses d’aisance. Il tente d’attirer l’attention des autorités sur les risques industriels en termes de toxicité, de sécurité et de maladies professionnelles.
Scientifique complet et auteur prolifique, CHEVALLIER mène également une autre croisade : la lutte contre les contrefaçons et falsifications dans les domaines alimentaire, médicamenteux et commercial, fléaux responsables de nombreux décès et de lourdes pathologies. Pour donner les clés pratiques permettant de détecter les fraudes et les malfaçons, il entreprend la rédaction d’un dictionnaire, meilleur moyen de toucher un vaste public et de donner une large audience à ses idées. Fruits d’un travail de collecte et de recherches de plus de dix ans, rédigés avec l’aide ponctuelle de l’ingénieur chimiste LAMY, les deux tomes du Dictionnaire des altérations et falsifications des substances alimentaires, médicamenteuses et commerciales sont publiés entre 1850 et 1852. Devant le succès rencontré et le soutien des autorités, une seconde édition, corrigée et augmentée, voit le jour entre 1854 et 1855.
La liste des produits traités par le dictionnaire est impressionnante et d’une grande diversité. On y retrouve aussi bien la bière, le tabac, le miel, les huîtres, le lait, le poivre, que l’antimoine, la strychnine, le litharge, l’eau de Cologne, l’asa foetida, le beurre de cacao, l’absinthe, l’opopanax, l’axonge ou encore l’opium et le mastic. Certains produits utilisés en pharmacie ou en chimie nous semblent aujourd’hui bien mystérieux, comme la pierre infernale, le créosote, les yeux d’écrevisses, les sangsues ou le pain à chanter.
Les articles sont constitués d’un petit exposé général rappelant les caractéristiques des produits, suivi d’un rappel de leurs usages les plus courants puis de la description des falsifications existantes. Parfois il rajoute une courte rubrique sur les altérations possibles qui, contrairement aux fraudes et sans être forcément volontaires, peuvent nuire au consommateur. Ainsi le tabac enveloppé dans des feuilles de plomb au lieu d’étain se trouve être très toxique car lourdement contaminé.
CHEVALLIER multiplie les données scientifiques, n’hésitant pas à relater et commenter des expériences réalisées en laboratoire par lui-même ou ses collègues, données chiffrées et tableaux de synthèse à l’appui. Pointilleux, il donne la démarche à suivre pour détecter les produits frauduleux utilisés à l’aide de nombreuses démonstrations de chimie ou de botanique. Par exemple, la présence de carbonate de chaux dans le chocolat, produit cher donc très contrefait, se décèle par l’effervescence provoquée lorsqu’il est plongé dans l’acide chlorhydrique. L’auteur propose d’ailleurs en index la composition idéale d’une boîte de réactifs permettant à chacun, à l’aide d’acides et de sels, de réaliser soi-même ces expériences. À plus d’un titre, ce dictionnaire est un véritable petit manuel d’initiation à la chimie.
Certaines denrées font l’objet de parties plus développées. C’est le cas du vin qui, dénonce l’auteur, malgré la répression sévère de la justice, est sans doute la substance alimentaire « qui a éprouvé, et éprouve encore, le plus de falsifications ». Entre 1840 et 1854, 6 790 bouteilles ont été saisies et « répandues sur la voie publique ». On apprend en préambule qu’il est alors souvent altéré par le plomb ou le zinc contenu dans l’alliage des récipients. Les vignerons et négociants peu scrupuleux y rajoutent souvent de la mélasse, mais également du plâtre, du tartre, de l’alun, du chlorure de sodium, des amandes amères, ou encore du sulfate de fer. Il s’en prend également aux « vins fabriqués de toutes pièces » élaborés à partir d’eaux fermentées, de baies, de fruits, de sirops ou autres compositions sucrées, puis colorés à la betterave ou à la myrtille.
La matière traitée, non cantonnée aux domaines médical et alimentaire, est vaste et recouvre de nombreux aspects de la vie quotidienne. C’est ainsi que ce dictionnaire donne aussi des indications sur les falsifications des monnaies, des métaux, des essences de bois, des étoffes, ainsi que sur les faux en écriture, les aréomètres, et les estagnons.
À partir de la quatrième édition, datée de 1875, CHEVALLIER sollicite le chimiste renommé BAUDRIMONT pour l’aider à renouveler son dictionnaire. Cette collaboration s’avérant fructueuse, l’ouvrage actualisé et complété connaîtra une véritable seconde jeunesse. Après le décès de CHEVALLIER en 1879, BAUDRIMONT continuera à améliorer le dictionnaire des falsifications qui, sous sa direction, fera l’objet de deux autres éditions. L’ouvrage paraitra alors, très enrichi et désormais doté d’illustrations, de sorte que BAUDRIMONT peut être aujourd’hui considéré, au même titre que CHEVALLIER, comme l’auteur du livre.
Une septième et dernière édition posthume, dirigée par le docteur HERET, sera publiée en 1895. À cette date, la répression des fraudes et des contrefaçons sera devenue une priorité des pouvoirs publics. Les auteurs de ce dictionnaire auront, à leur manière, fortement contribué à cette prise de conscience tardive.
Un artisan de la santé publique : J.-B.-A. CHEVALLIER, par Alex BERMAN
Marie Victor Ernest BAUDRIMONT, pharmacien compiégnois, par Frédéric BONTE
L'édition de 1895 sur Dico-Collection
Histoire de la qualité alimentaire (XIXe-XXe siècle), par Alessandro STANZIANI
Contrefaçons et fraudes sur les médicaments (XIXe-XXe siècles), par Sophie CHAUVEAU