Dictionnaire d’argot moderne
Auteur(s) : RIGAUD Lucien
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Il semble qu’il n’existe aucune biographie, même succincte, de Lucien RIGAUD. Nous ne disposons quasiment d’aucune information sur cet écrivain, qu’il s’agisse de sa date de naissance, de son parcours, ou encore de sa profession ; nous savons simplement qu’il est décédé à Paris en 1881. Pourtant, en dépit de cet anonymat posthume, Lucien RIGAUD représente toujours une référence pour ceux qui s’intéressent aux expressions argotiques et au parler populaire parisien.
Popularisé depuis longtemps par la littérature, de François VILLON à Victor HUGO, en passant par Eugène SUE et Honoré de BALZAC, l’argot devient, au cours de la première moitié du XIXe siècle, un objet d’étude à part entière, quittant le jargon purement technique pour devenir un lexique alternatif, marqueur d’un groupe social. La ville de Paris, avec sa concentration de populations d’origines diverses, de corps de métiers et de milieux interlopes, devient le champ d’investigation privilégié des amateurs d’argot, qu’ils soient écrivains, journalistes ou linguistes. C’est en particulier le cas d’Émile LITTRÉ qui n’hésitera pas à intégrer dans son dictionnaire des mots argotiques passés dans le langage commun, ceux que RIGAUD, de manière poétique, désigne comme « les enfants trouvés du langage ».
Les essais et lexiques sur le sujet se multiplient, avec plus ou moins de rigueur méthodologique. En 1860, les Excentricités de la langue française, dictionnaire rédigé par Étienne LORÉDAN LARCHEY, crée un certain engouement et fait l’objet, à plusieurs reprises, de rééditions sous le titre d’Excentricités du langage. Parfois considéré sous l’angle d’un exotisme romantique, le vocabulaire argotique constitue un moyen d’effaroucher la société bourgeoise et de contester ses conventions et sa morale hypocrite. C’est dans cet esprit qu’Alfred DELVAU publie en 1866 son fameux Dictionnaire de la langue verte, argots parisiens comparés dont le succès public est tel qu’il sera réédité la même année.
En 1878, Lucien RIGAUD publie à son tour sa propre version intitulée Dictionnaire du jargon parisien, l’argot ancien et l’argot moderne, qui fera également date. Encouragé par ce succès, il entreprend simultanément la rédaction de deux livres : un Dictionnaire d’argot moderne et un curieux Dictionnaire des lieux communs de la conversation, qui n’est pas sans rappeler le Dictionnaire des idées reçues de FLAUBERT. Ces ouvrages paraissent en 1881, mais Lucien RIGAUD n’aura guère le loisir de jauger l’accueil du public. Malade et hospitalisé, il décède le lendemain de la parution du premier livre et à la veille de la parution du second. En 1888, l’éditeur Paul OLLENDORFF réédite une version augmentée du Dictionnaire d’argot moderne complétée par des définitions puisées chez d’autres auteurs comme LORÉDAN LARCHEY, HALBERT d’Angers et Jean RICHEPIN ; il s’agit de la version ici présentée.
Comme ses prédécesseurs, et dans la lignée de son premier livre, RIGAUD a donné une place de choix à l’argot bigarré et prolifique de la pègre parisienne, pratiqué par les voyous, les escrocs, les bagnards, les voleurs, les prostituées et autres souteneurs. Le lecteur peut ainsi découvrir quelles activités coupables ou quels personnages se cachent derrière ces mots et expressions : “mec à la redresse, calandriner, éternuer dans le sac, trimbaleur de piliers de boutanches, rapioter, broquillage, faire trombonne”, ou encore “renfrusquiner pour la sèche”.
L’auteur ne s’est pas contenté d’étudier le monde des marginaux et des malandrins. En plus de l’argot populaire, utilisé au quotidien par le “petit peuple” parisien, RIGAUD s’est intéressé au vocabulaire spécifique de plusieurs branches professionnelles. Ouvriers, typographes, chiffonniers, acteurs de théâtre, journalistes, bouchers, marchands, appartiennent à des corporations souvent citées dans ce dictionnaire. RIGAUD n’oublie pas également le jargon propre aux militaires, officiers et troupiers, ainsi qu’au milieu estudiantin. On remarque également qu’il s’est beaucoup intéressé aux expressions des joueurs de cartes.
Dans la courte préface, l’éditeur rend un bel hommage posthume au travail de Lucien RIGAUD en précisant « que son livre est un ouvrage de linguistique, un travail de recherches longues et laborieuses, un exposé vrai et consciencieux des termes étranges, souvent pittoresques, parfois très décolletés qui, sous leurs formes multiples, courent les ateliers, les bureaux de rédactions, les théâtres, les casernes, pour tomber dans l’assommoir, rebondir sur le trottoir, au milieu des filles et de leurs satellites, et de là tout naturellement, circuler dans les maisons centrales et les bagnes ».
Malgré la crudité de certains termes sans équivoque, Lucien RIGAUD semble prendre un malin plaisir à tourner sa phrase à la manière d’une précieuse pour ne point écrire la moindre obscénité. Par exemple “Déchirer de la toile” reçoit la définition suivante : “faire du bruit avec l’antipode de la bouche”, tandis que “polisseuse en mâts de cocagne en chambre” donne “prostituée de la famille des carnassiers, à peu de chose près. En latin fellatrix”. Malgré ces précautions, l’éditeur estime pourtant que ce dictionnaire « est à sa place dans la bibliothèque d’un jeune homme, mais n’est pas destiné à l’éducation d’une jeune fille ».
Sur le premier plat intérieur du livre est apposé un ex-libris au nom du collectionneur bibliophile John M. CAMERON.
Quelques expressions tirées de ce dictionnaire
*Maquilleur de gayés : individu chargé par un maquignon de rendre une rosse présentable à la vente.
*Poivrer : communiquer le mal vénérien, donner un bon à toucher chez le docteur RICORD. Être poivré : être dans les conditions requises pour obtenir une entrée à l’hôpital du Midi, payer cher un moment de plaisir.
*Solliceur à la gourre : filou qui vend très cher à des imbéciles des objets sans valeur.
*Train direct : un verre d’absinthe ; c’est-à-dire un train direct pour Charenton. On dit encore grande vitesse pour Charenton (la petite vitesse sert à désigner l’absinthe panachée). Le peuple n’ignore pas que l’absinthe mène à la folie, mais il en boit tout de même, riant et de l’absinthe et de la folie.
*Baiser le cul de la vieille : ne pas marquer un seul point dans une partie de cartes.
*Grand jeu : dans le vocabulaire des filles signifie l’usage des condiments les plus épicés que Vénus garde pour le service des plus blasés ; terme emprunté aux tireuses de cartes.
*Accrocher un paletot : Mentir, dans le jargon du peuple. L’ouvrier qui a accroché son paletot au Mont-de-Piété n’annonce pas toujours bien exactement à sa ménagère le prix de l’engagement. Il escamote souvent une petite pièce au profit du marchand de vin.
*Prendre le train d’onze heures : farce de troupiers. Cette farce consiste à administrer à la victime une promenade nocturne dans son lit, lequel est traîné par de facétieux voisins au moyen de cordes à fourrages. Cette brimade a encore reçu le nom de rouler en chemin de fer. Le soldat qui a fait suisse est sûr qu’il prendra le train d’onze heures ; mais il n’y a qu’un bleu, un conscrit, qui, ignorant les usages du régiment, puisse commettre un si grand délit.
*Fanandel : camarade, collègue en vol, dans l’ancien argot. Entre eux les voleurs se donnaient du fanandel, comme les hommes de lettres, les notaires, les avocats se traitent de “cher confrère, d’illustre et cher confrère”.
Bonjour,
Intrigué par cet auteur, j’ai fait quelques recherches et je suis tombé sur un article du journal Le Temps (21 octobre 1881), malheureusement non signé, intitulé “Sa Majesté l’Argot”.
Les quelques détails qu’il donne sur Lucien Rigaud ne font qu’épaissir le mystère :
“Dans la maison que j’habite, je me reonctrais quelquefois, sur l’escalier, avec un homme jeune, maigre, à l’air sombre, qui avait comme une sorte de hâte à rentrer dans son logis où il vivait seul, ne recevant jamais personne et paperassant. Je ne savais point son nom. Vaguement je le croyais Allemand, je ne pourrais trop dire pourquoi. Je ne lui ai jamais vu un livre entre les mains dans nos rencontres, et il passait cependant sa vie à feuilleter, à compulser et à annoter tous les ouvrages nouveaux. A la Bibliothèque, peut-être.
Je fus tout étonné d’apprendre un jour que ce voisin un peu sauvage s’occupait de la bizarrerie de la linguistique et venait de publier, après un Petit dictionnaire du jargon parisien, un Dictionnaire des lieux communs de la conversation […] Presque en même temps j’apprenais aussi que M. Rigaud (ainsi se nommait mon voisin) était emporté par suite d’une opération nécessitée par une carie de la mâchoire. Son air farouche lui venait sans doute du mal dont il souffrait.”
Source : https://www.retronews.fr/journal/le-temps/21-octobre-1881/123/360967/2