On n’a pas retrouvé à ce jour de traces de dictionnaires ou de lexiques de langues amérindiennes datant d’avant l’arrivée des Européens. À dire vrai, seuls quelques peuples de la zone méso-américaine (Mexique et pays avoisinants) disposaient de systèmes d’écriture. Le très puissant empire inca utilisait le quechua et l’aymara comme langues officielles, mais celles-ci n’étaient pas écrites, même si le système des quipus permettait d’enregistrer des archives ou de transmettre des messages. Ce n’est donc qu’à partir de la conquête espagnole — certains universitaires utilisent plutôt le terme de “rencontre” — que la lexicographie des langues indigènes va prendre forme, au moment même où celles-ci sont menacées de disparaître du fait du délitement des anciennes sociétés, de déclin démographique et de la nouvelle hégémonie administrative et culturelle de la langue des conquistadors.
Un des traits les plus marquants de ce travail lexicographique est le fait qu’il débute peu de temps après la chute des empires aztèque et inca. Ainsi le Manuscrit Ayer 1478, conservé à la Newberry Library de Chicago, daté approximativement entre 1530 et 1540, est un vocabulaire castillan-latin auquel on a rajouté des mots nahuatl, langue des Aztèques, transcrits en alphabet latin. En 1540, soit quelques années après la chute du dernier souverain inca, un premier lexique du quechua est publié à l’initiative du dominicain Pedro APARICIO.
D’emblée ce sont les ecclésiastiques, encouragés en cela par les hautes autorités catholiques, qui vont se lancer dans rédaction de lexiques, de grammaires et de dictionnaires des principales langues indiennes. Le but est bien sûr de favoriser l’évangélisation rapide de ces populations et d’en faire des sujets de la couronne espagnole, ce qui pourrait les préserver de l’extinction. L’Église favorise ainsi le prêche et la confession dans la langue vernaculaire. Les missionnaires sont aux premières loges et entreprennent un vaste travail de collecte, de traduction et de synthèse, n’hésitant pas parfois à fabriquer des néologismes quand les équivalents ne se rencontrent pas dans l’une des deux langues.
L’Amérique latine devient ainsi pour plus d’un siècle un véritable laboratoire linguistique d’où émergent un grand nombre de dictionnaires d’abord bilingues puis multilingues.
En 1555, le premier dictionnaire nahuatl, le Vocabulario en la lengua castellana y mexicana, rédigé par Fray Alonso de MOLINA, voit le jour à Mexico (ci-dessous à gauche). Déjà auteur d’une grammaire de cette dernière langue, cet auteur publie en 1571 une version corrigée et augmentée intitulée Vocabulario en lengua mexicana (ci-dessous au milieu). En 1611, Pedro de ARENAS publie à son tour un dictionnaire qui fera longtemps autorité, le Vocabulario manual de las lenguas castellana y mexicana (ci-dessous à droite).
Les missionnaires s’intéressent également aux autres langues parlées au Mexique et rédigent un dictionnaire pour chacune d’entre elles. C’est ainsi que paraîtront successivement des dictionnaires en purépecha (1559), en mixtèque (1564), en zapotèque (1578) et enfin, à la fin du XVIe siècle, en caqchikel.
Au Pérou, colonie particulièrement riche et peuplée, le travail lexicographique se poursuit depuis 1540. La première imprimerie du continent sud-américain, dirigée par l’Italien Antonio RICARDO, ouvre ses portes en 1584, à Cuidad de los Reyes, nom officiel de Lima. En ligne avec le troisième concile de Lima qui impose l’utilisation exclusive de l’espagnol et des langues indigènes tout en proscrivant le latin pour l’évangélisation et le catéchisme, un dictionnaire de référence espagnol-quechua est publié en 1586. Réédité et augmenté à plusieurs reprises, l’Arte y vocabulario en la lengua general del Peru llamada quichua y en la lengua espanola, el mas copioso y elegante que hasta ahora se haya impreso constitue aujourd’hui un document essentiel pour la connaissance des civilisations amérindiennes de la région.
D’autres langues, comme le guarani et le chibcha, feront l’objet d’un lexique ou d’un dictionnaire. A contrario, les langues parlées dans les Antilles n’ont pas retenu l’attention des colons et des missionnaires espagnols, et nous n’en conservons que quelques bribes éparses et de courtes listes de mots. Il est vrai que les locuteurs antillais ont été rapidement décimés avant que les conquistadors ne se décident à déserter les îles pour un continent plus peuplé et plus riche.
Autre aire linguistique particulière, celle des peuples mayas. Ceux-ci, héritiers d’une culture riche et avancée, ont, à l’arrivée des Espagnols, perdu l’usage et la compréhension du système d’écriture élaboré par leurs ancêtres. Très complexe, celui-ci ne sera déchiffré que tardivement, conservant encore aujourd’hui des zones d’ombre. Paradoxalement, certains religieux, à l’instar du fameux Diego de LANDA, sauvegarderont l’histoire, la culture et la langue des Mayas tout en prônant la destruction de leurs codex. En dépit de l’effondrement des cités mayas, la langue des habitants a survécu, permettant à des missionnaires franciscains installés au Yucatan de l’étudier, et à Fray Luis de VILLALPANDO de publier le premier vrai dictionnaire maya.
Un autre franciscain, Antonio de CIUDAD REAL, débarqué en 1573 à Campeche, parcourt entre 1584 et 1589 le Mexique et l’Amérique centrale. Il en rapporte une description des contrées visitées, mais aussi des notes qui lui permettent de rédiger un dictionnaire de la langue maya yucatèque. Achevé à une date inconnue, ce manuscrit, qui prend le nom de Diccionario de Motul en référence à une ville du Yucatan, est plus connu sous le nom de Calepino maya de Motul. Riche de près de 16 000 entrées, cet important dictionnaire, dont on ne garde la trace que par une copie conservée au États-Unis, ne sera imprimé qu’en 1929.
De leur côté, les jésuites installés au Brésil depuis 1549 travaillent à l’écriture d’un lexique tupi-portugais, mais peu de traces de ce vaste travail nous sont parvenues. Le manuscrit anonyme Vocabulário na língua brasílica, daté du premier quart du XVIIe siècle, connu par plusieurs copies, ne sera imprimé qu’en 1938.
Cette vaste entreprise lexicographique des langues autochtones connaît une pause au XVIIIe siècle, l’évangélisation étant en grande partie achevée. Les ordres réguliers perdent de leur influence, et la relève dans le domaine lexicographique n’est pas assurée par le clergé séculier. De plus, si dans les premiers temps de la conquête le pouvoir politique et administratif s’est montré conciliant sur l’usage des langues vernaculaires, c’est désormais une tendance marquée à la centralisation et à l’unification linguistique de ces vastes territoires qui va prédominer. De leur côté les créoles qui dirigeront pour longtemps la vie politique et économique ne sont guère enclins à s’intéresser aux langues indigènes. Celles-ci seront redécouvertes au XIXe et surtout au XXe siècle, où apparaîtront les premiers dictionnaires monolingues. Face à la menace d’extinction de beaucoup de langues indiennes, la rédaction de lexiques et de dictionnaires est devenue à notre époque un enjeu culturel et patrimonial essentiel.
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