Les anabaptistes : mennonites et amish
Un globe-trotter, qui visiterait successivement des régions aussi différentes et éloignées que l’État de Durango au Mexique, les grandes prairies du sud du Manitoba, la province bolivienne de Santa Cruz de la Sierra, la Pennsylvanie rurale, certains villages du Kazakhstan ou la région d’Upper Barton Creek au Bélize, aurait la surprise d’y croiser des communautés dont les membres, hors du temps, vivent en vase clos, se déplacent en carriole et arborent des vêtements austères qui évoquent le XIXe siècle. Autre surprise, ces groupes majoritairement composés d’individus blonds aux yeux bleus, témoignage de leurs lointaines origines d’Europe centrale et orientale, communiquent entre eux dans des langues germaniques “archaïques”, qui ne sont guère plus pratiquées qu’en leur sein : le Plautdietsch (voir la carte ci-dessous) et le Pennsilfaanisch Deitsch.
Pour comprendre les origines de ces langues, il nous faut remonter au premier quart du XVIe siècle, soit aux premiers temps de la Réforme. Pour ce faire, il y a lieu d’évoquer l’histoire de l’un des courants du protestantisme : l’anabaptisme. Soucieux de renouer avec une pureté doctrinale et rituelle, proche de celle des premiers chrétiens, des protestants de Suisse décident, à partir de 1525, de créer un schisme. La mesure la plus emblématique de leur nouvelle Église consiste à pratiquer des baptêmes de “croyants”, c’est-à-dire librement consentis à la suite d’une période d’instruction, et à refuser le baptême d’enfants qui n’auraient pas atteint « l’âge de raison ». Ils contestent également l’eucharistie et la messe, élisent leurs pasteurs et, se tenant à l’écart du service de l’État, se refusent à lui prêter serment.
Malgré les persécutions, aussi bien protestantes que catholiques, les anabaptistes essaiment en Europe, essentiellement en Suisse, dans la vallée du Rhin, en Allemagne et aux Pays-Bas. C’est dans cette dernière contrée qu’en 1540, un ancien prêtre, Menno SIMONS, entreprend de réformer l’anabaptisme, prônant en particulier la non-violence et un sacrement de baptême strictement réservé aux adultes : l’Église, dite mennonite, est née…
En 1693, des anabaptistes radicaux établis en Alsace créent un nouveau schisme. Jugeant, à l’instar de leur meneur Jakob AMMAN, que la crainte du péché doit conduire à une plus grande séparation avec le monde extérieur, ils adoptent une discipline plus stricte et un mode de vie plus ascétique : ce courant prendra le nom d’amish.
Fuyant les guerres, les persécutions et, dans certains cas, les obligations de service armé, les anabaptistes mennonites entament alors une longue période de “nomadisme” à travers l’Europe. Leur doctrine les désigne volontiers aux autorités comme de potentiels fauteurs de troubles, mais leur discipline, leur honnêteté, leur force de travail et leurs talents d’agriculteurs en font des colons de choix pour les royaumes qui souhaitent mettre en valeur des territoires peu peuplés ou mal exploités. Installés dans le nord de la Pologne, les mennonites sont conduits à fuir le pays après son annexion par la Prusse, qui veut leur imposer la circonscription. Ils sont accueillis en Russie, où CATHERINE II les dispense du devoir militaire. Mais, un siècle plus tard, le nouveau tsar rétablissant cette obligation, ils obtiennent, pour pouvoir s’en dispenser, d’aller fonder des colonies en Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizie, Sibérie), pendant que d’autres préfèrent émigrer au Canada et aux États-Unis.
Malgré leur pacifisme, les mennonites sont entraînés malgré eux dans les bouleversements géopolitiques et les conflits du XXe siècle – leur origine et leur langue allemande leur valent, sous STALINE, d’être déportés en Asie centrale -, la plus grande partie d’entre eux émigrent en Amérique. En 1926, des communautés sont invitées à s’installer au Paraguay pour mettre en valeur un Chaco désertifié à l’issue d’un conflit très dur. Ils parviennent aussi à fonder de vastes communautés agricoles en Bolivie, au Mexique, en Argentine, en Uruguay et au Brésil. Aujourd’hui, les anabaptistes, grâce à l’implantation de missions très actives en Afrique et en Asie, sont désormais présents dans 60 pays (carte ci-dessous).
À la chute de l’URSS, un grand nombre d’anabaptistes “allemands” de Russie et d’Ukraine en profitent pour émigrer en Allemagne ou en Amérique.
Des isolats linguistiques
Au cours du XXe siècle, la plus grande partie des anabaptistes se sont adaptés, à des degrés divers, au monde moderne, mais de leur côté les amish et les membres des colonies agricoles mennonites du Canada et d’Amérique latine continuent à vivre à l’écart dans des communautés fermées quasi autonomes ; les plus traditionalistes allant même jusqu’à refuser l’électricité. C’est au sein de ces groupes que se sont constitués de véritables isolats linguistiques.
L’apparition de dictionnaires mennonites
Parlé par 300 000 à 400 000 mennonites dans le monde, le Plautdietsch (Plattdeutsch en allemand) se rattache à la branche orientale du bas allemand. Fortement teinté d’influences néerlandaises et flamandes, ce dialecte s’est formé lors du séjour de la communauté en Pologne et en Prusse. Cette langue n’a plus qu’une lointaine parenté avec l’allemand actuel. Quelques exemples : Bonsoir se dit Goodenowend ; Mercredi, Medwäahkj ; Comment vas-tu ? devient Wo geiht dat di ? ; Ouvrez vos livres se traduit par Moakt jüne Beakja ohp, tandis que les couleurs « blanc, gris et noir » se disent Witt, greiw in schwoat.
Au XXe siècle, des écrivains et des professeurs mennonites, comme Reuben EPP et Arnold DYCK, entendent sortir leur langue de son isolement et lui donner ses lettres de noblesse. Le canadien Jack THIESSEN, universitaire et traducteur, consacre de nombreux écrits au Plautdietsch, mais aussi à l’allemand et au yiddish. Il publie en 1977 le premier dictionnaire de sa langue maternelle, le Mennonite Low German Dictionary. Pour qualifier ce dialecte, l’auteur trouve cette jolie formule : “Les mennonites sont un peuple migrateur, qui ont réellement leur foyer dans un pays, et ce pays c’est leur langage.” Comprenant seulement 70 pages dans sa première version, ce livre est considérablement augmenté grâce au travail acharné de THIESSEN et, en 1999, paraît une édition de 518 pages, présentant plus de 13 000 mots et expressions. En 2003, une nouvelle édition (ci-dessous une photo de sa couverture), riche de 25 000 entrées, est publiée par l’University of Wisconsin Press.
Le livre étant épuisé depuis des années, THIESSEN, qui en a récupéré le copyright, projette aujourd’hui de rééditer l’ouvrage. Entretemps, un autre dictionnaire voit le jour en 1979, sous la plume d’un retraité autodidacte, Herman REMPEL : Waed Buiak, Low German to English Dictionary. Son livre s’étoffe et, en 1984, il est republié par la Mennonite Litterary Society, sous le titre de Kjenn Jie Noch Plautdietsch ? A Mennonite Low German Dictionary. Une seconde édition révisée (ci-dessous) paraît en 1995.
À la suite de ces deux ouvrages de référence, le linguiste Eldo NEUFELD publie, dans les années 2000, un dictionnaire général, le Plautdietsch-English, Englisch-Plaudietsch word finder (ci-dessous à gauche), mais aussi des ouvrages plus spécialisés, comme le Dictionary of Plautdietsch synonyms and antonyms, et le Dictionary of Plautdietsch rhyming words(ci-dessous à droite).
En 2009, l’ancien pasteur Ed H. ZACHARIAS rédige, avec l’aide de Loren KOEHLER, un lexique unilingue de 17 000 mots intitulé Ons Ieeschtet Wieedabuak. Ce répertoire est intégré à une base de données, avec des équivalents en anglais et, en 2013, il fait l’objet d’un site web.
Le Pennsylvania Dutch et ses dictionnaires
De leur côté, les amish, quittent massivement le Palatinat et la Hollande dès le XVIIIe siècle pour venir s’installer en Pennsylvanie. Rendus mondialement célèbres par le film Witness en 1985, ceux-ci professent les mêmes valeurs morales que les mennonites, mais ils s’en distinguent par un refus encore plus prononcé du progrès technique et une fermeture radicale au monde extérieur. Leur langue germanique, souvent confondue avec le Plautdietsch, est d’origine différente. En effet, les amish, arrivés en Amérique sont originaires de régions germanophones variées (Alsace, vallée du Rhin, Pays-Bas, Suisse, sud de l’Allemagne). Dans leur nouveau pays, ils vont peu à peu adopter un dialecte commun, proche du Pfälzisch, un patois allemand pratiqué dans une zone allant de la Rhénanie-Palatinat à la vallée de la Moselle. En réalité, cette langue, que l’on appelle en anglais le Pennsylvania Dutch (« Dutch » étant ici une déformation de « Deutsch »), n’était pas encore exclusivement pratiquée par les anabaptistes, mais par tous les colons de langue allemande appartenant à différentes Églises et venant de diverses contrées. Ceux-ci peuplaient alors une vaste région dans laquelle ils furent longtemps majoritaires. En 1914, 45 % des habitants de Pennsylvanie parlaient encore une langue germanique.
À l’origine, ce langage n’est donc pas étudié comme une langue propre aux amish, mais comme celle d’un groupe “ethnique” et linguistique. En 1887, on trouve déjà un Pennsylvania German Dictionary, dû à un certain James C. LINS (ci-dessous à gauche, la seconde édition de 1895). Suivront alors, au cours du XXe siècle, d’autres dictionnaires et lexiques, dont en 1948 un glossaire de 6 167 mots (ci-dessous au milieu) et un lexique intitulé English-Pennsylvania Dutch Dictionary, publié en 1965 (ci-dessous à droite), qui présente la langue et l’héritage culturel des “Allemands de Pennsylvanie”.
Mais avec le temps, la pratique de cette langue recule ou disparaît dans la plupart des communautés, à l’exception de celle des Amish, qui en deviennent en quelque sorte les derniers gardiens. La sauvegarde de ce dialecte n’est pourtant pas entreprise par ces communautés isolationnistes, mais par des universitaires dévoués, comme le docteur Eugene S. STINE. Celui-ci publie, en 1990, le Pennsylvania German Dictionary (ci-dessous à gauche, la seconde édition de 1996), qui comprend 21 000 mots et leurs équivalents en anglais. Autre universitaire, Richard BEAM est l’auteur, en 1985, du Pennsylvania German Dictionary qui sera réédité en 1991 (ci-dessous à droite). En collaboration avec d’autres chercheurs, BEAM édite également, entre 2004 et 2011, un Comprehensive Pennsylvania German Dictionary, qui comprend au final douze volumes.
Bien que ces dialectes soient désormais dotés de dictionnaires, de grammaires et de méthodes, ils sont considérés comme « vulnérables », pour reprendre le terme officiel adopté par l’Unesco. Ces communautés closes ont souvent une démographie dynamique mais, là comme ailleurs, leurs langues reculent face à l’anglais, d’autant que de nombreux jeunes choisissent de quitter ce mode de vie, ce qui pour eux se traduit automatiquement par une exclusion de fait de la communauté.
Les Huttérites
Pour être complet, un mot sur un autre groupe anabaptiste traditionaliste, qui a également connu une histoire agitée, marquée par des migrations successives : les Huttérites. Aujourd’hui établis dans le nord des États-Unis et au Canada, ceux-ci vivent également dans des villages agricoles coupés du monde extérieur. Ils pratiquent toujours l’Hutterisch, un dialecte qui se rattache au groupe austro-bavarois.
Et une vidéo pour clore le billet…
Ci-dessous, un petit reportage (en anglais) permet d’entendre le Pennsylvania Dutch.
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