Sur Dicopathe, nous avons déjà eu le loisir et le plaisir de traiter de livres étranges, ésotériques et inclassables, dont le Manuscrit Voynich qui, sans conteste, demeure le plus mystérieux d’entre eux. Mais, plus proche de nous dans le temps, un autre ouvrage présenté comme une encyclopédie consacrée à un monde imaginaire défie nos analyses et nos certitudes en invitant le lecteur à un voyage dans une autre dimension, grâce à des illustrations d’une qualité graphique évidente mais aussi déroutantes que créatives. Publié pour la première fois à Milan en 1981 (voir les deux tomes ci-dessous à gauche), ce livre-énigme a pour titre le Codex Seraphinianus.
Architecte de formation, Luigi SERAFINI, également artiste et designer, est resté longtemps méconnu du grand public. Entre 1976 et 1978, il écrit et illustre une encyclopédie rédigée dans une langue imaginaire. Ce ne sont que quelques années plus tard que l’éditeur italien Franco Maria RICCI, réputé pour ses publications artistiques prestigieuses, sort à cinq mille exemplaires ce livre préfacé par Italo CALVINO. En dépit d’un certain coût, le livre connaît un beau succès, au point d’être réédité plusieurs fois, en Italie comme à l’étranger, la première édition française datant de 1993. Une nouvelle version publiée en 2006 est suivie, en octobre 2013, par une troisième mouture (ci-dessous) augmentée de onze planches et d’un “décodex” de quarante pages qui rassemble des commentaires rédigés sur le livre par plusieurs auteurs.
La première caractéristique du livre est d’être écrit dans une langue inconnue et indéchiffrée, dont on peut admirer des échantillons ci-dessous.
Dans ses déclarations, SERAFINI ne laisse aucune place au mystère : sa démarche est purement artistique, et il n’y a aucune clé à trouver dans son œuvre pour décrypter un quelconque message. Son approche se fonde sur une relation esthétique entre l’image et le texte. Il explique avoir voulu recréer la sensation d’émerveillement et de bouillonnement intellectuel qu’éprouve un enfant encore illettré quand il feuillette une encyclopédie illustrée et qu’il essaie d’en comprendre le contenu tout en créant sa propre interprétation à partir de ce qu’il déduit ou imagine. Il cherche ainsi à recréer « un sentiment d’analphabétisme qui à son tour encourage l’imagination ». Adepte de l’écriture automatique, l’auteur a donc dit et répété que son écriture est asémantique et ne veut donc rien dire, ce qui n’a nullement découragé des linguistes et des scientifiques de chercher à casser le code. Il faut reconnaître que SERAFINI a sans doute entretenu l’ambiguïté en faisant représenter une version de la pierre de Rosette en deux alphabets différents (ci-dessous à gauche). Il existe quand même une exception dans le livre ; dans un dessin (ci-dessous à droite) figurent des mots français épars sur le sol et même une phrase complète tirée d’À La recherche du temps perdu de PROUST : « Fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour sur la digue de Balbec. »
L’ouvrage est découpé en onze chapitres, chacun étant lui-même partagé en deux sections. La première aborde les “sciences naturelles” avec la description de la faune, de la flore et des lois physiques de ce monde, tandis que la seconde se concentre sur les humanoïdes qui l’habitent, leur histoire, leurs coutumes, la cuisine, les réalisations techniques, etc. La première partie décrit des plantes, des arbres et des fruits qui, bien que familiers au premier abord, sont très étranges. Des raisins sautent d’eux-mêmes dans la bouche d’un animal ; un poivron contient une gelée jaunâtre ; une banane entourée de cerises sort d’un artichaut ; un légume à racines est coiffé d’allumettes ; des fruits saignent et portent des pansements, etc. Ces végétaux étranges ne sont pas sans rappeler la curieuse flore du manuscrit Voynich.
La faune est encore plus déroutante. Créatures hybrides, composites, protéiformes, à l’image de ce cheval dont la moitié du corps ressemble à une chenille dotée de roues, de ce poisson au visage escamotable ou de ce rhinocéros dont la corne et la queue se confondent. Tout un bestiaire à la fois monstrueux et fascinant, qui nous rappelle irrésistiblement les figures fantastiques des sculptures et des enluminures médiévales, sans oublier les visions infernales de BOSCH ou les délires surréalistes de DALI !
À noter que des créatures bipèdes aux formes variées (nuages, parapluies, nids, pelotes de fil…) évoluent dans ce monde aux côtés d’êtres humains.
Vient ensuite la section que nous pouvons appeler “humaine”, même si les habitants de ce monde nous semblent bien différents de nous. Ils sont souvent dotés de prothèses mécaniques ou végétales, et ils nous donnent par moments l’impression d’être en train de feuilleter une BD de science-fiction dessinée par MOEBIUS, LÉO ou BOURGEON.
Comme dans les vieilles encyclopédies du XIXe siècle, nous rencontrons des figures anthropologiques avec des personnages représentant des tribus ou des groupes ethniques représentés à côté de leur habitat traditionnel.
Les costumes et les accessoires ont, semble-t-il, fortement inspiré le chorégraphe Philippe DÉCOUFLÉ, dont un spectacle de 1986 portait d’ailleurs le titre de Codex.
Une part importante de l’ouvrage est consacrée à des véhicules dignes de TINGUELY et à des machines à usage indéfini ou farfelu dont le dessin semble avoir été élaboré sous l’effet d’hallucinogènes. SERAFINI a reconnu avoir expérimenté la mescaline dans ses jeunes années, mais il dément y avoir eu recours pour ses créations. Il affirmera ensuite en guise de boutade : « Je crois que j’ai travaillé sous l’influence des extra-terrestres. » C’est ainsi qu’il nous propose une machine à tracer des arcs-en-ciel, un énorme engin dont la seule fonction semble être de faire bouger simultanément des mains, ou une voiture en partie composée de membres humains. Ci-dessous quelques exemples de machines chimériques.
La partie consacrée à l’architecture conclut l’ouvrage avec de magnifiques vues de villes-jardins, de villes-lacustres, de villes-ponts, de villes-labyrinthes et de villes suspendues.
Quoi qu’il en soit, le Codex Seraphinianus, en plus d’être un ovni littéraire, constitue une véritable œuvre d’art graphique ; et, finalement, peu nous importe qu’il n’y ait pas d’énigmes cryptées derrière l’évocation de ce monde imaginaire fascinant composé de tableaux empreints d’une indéniable poésie !
Nous achevons cette présentation par quelques scènes particulièrement belles et étranges : les “poissons-yeux”, les arbres qui nagent, le soldat d’opérette et son bras mitrailleuse, l’homme-végétal et le couple qui, en faisant l’amour, se métamorphose en crocodile, image qui pourrait illustrer l’expression populaire : “la bête à deux dos”.
Pour conclure nous vous invitons à visionner le petit film ci-dessous, dans lequel Luigi SERAFINI lui-même parle de son ouvrage.
Cet article, en espagnol, peut également vous éclairer avant de vous lancer à la découverte de ce livre bien singulier.
Super article !
Passionnant !
Merci de nous ouvrir ces portes.
Amitié.