Dans l’introduction de son Dictionnaire des injures, publié pour la première fois en 1967, Robert ÉDOUARD fait un constat véritablement alarmant : « Les habitants de notre pays ont perdu le goût de la belle injure truculente, colorée et bon enfant. » Il se désole que l’injure dans la société contemporaine ne se résume le plus souvent qu’à lancer « les phrases toutes faites et les injures standardisées que nous avons pris l’habitude de décocher, paresseusement et sans même songer à leur signification ». Ceci est d’autant plus dommageable que la banalisation de l’injure qui, par le passé, jouait le rôle d’un exutoire satisfaisant et libérateur, risque de favoriser le passage direct à la violence physique.
ÉDOUARD se fixe donc, comme cause de salubrité publique, une mission de réhabilitation d’une branche d’éloquence particulièrement riche de la langue française, souvent sous-estimée et méprisée. Il entend doter ses lecteurs d’un véritable outil théorique et lexicographique pour leur permettre de redécouvrir le vaste héritage laissé par des siècles de saillies, de gros mots et d’invectives, mais aussi de décortiquer l’art même de l’injure, pour les inciter à faire preuve d’inventivité et à renouveler le stock des anciens. C’est avec un certain espoir qu’il adresse au lecteur ce commandement : « Réaccoutumons-nous à dire, et à entendre, autre chose que de fades et banales formules conventionnelles ; à ne plus déguiser notre pensée sous des propos impersonnels et dont l’acidité s’est diluée dans trop de salives ! »
Son livre se divise en trois parties : un petit traité d’“injurologie” dans lequel il retrace l’histoire, les techniques, les implications sociales et légales de l’insulte, le tout assorti de conseils pratiques ; un répertoire analogique, utile « pour ne pas manquer sa cible », composé de quatre “tombereaux” (l’être humain, la nature, la société, les mœurs et la morale publique) ; et enfin un dictionnaire encyclopédique des injures françaises. Ce dernier ne constitue pas un répertoire de mots et d’expressions anciennes désormais désuètes, il s’apparente plutôt à un dictionnaire ordinaire dans lequel les définitions s’attachent à démontrer, exemples à l’appui, le potentiel injurieux et insultant de chaque terme.
Même si, rétrospectivement, le constat d’ÉDOUARD nous paraît un peu pessimiste, car le langage et les injures continuent à se renouveler en permanence, admirons la créativité et la diversité des jurons d’antan.
Dans son ouvrage au titre très évocateur, Espèce de savon à culottes ! et autres injures d’antan, Catherine GUENNEC nous invite à « un plongeon dans les temps anciens débridés, colorés, oubliés, où d’éblouissantes offenses à la politesse et la pudeur fourmillent joliment jusqu’à sonner parfois comme de courts poèmes… tant que l’on n’a pas le décodeur ! »
Dans ce livre publié en 2012, elle se penche plus particulièrement sur le riche parler populaire parisien, appelé poissard en référence à la truculente et volubile faune des halles de Paris, illustrée par les fameuses harengères et leur célèbre sens de la repartie. Au XVIIIe siècle, ce vocabulaire commence à intéresser les classes cultivées qui se plaisent à s’encanailler en adoptant le langage si “pittoresque” de la rue. Une littérature poissarde va s’épanouir avec, pour créateur du genre, Jean-Joseph VADÉ, surnommé le “CORNEILLE des ruisseaux”, qui rencontrera le succès et fera des émules tout au long des XVIIIe et XIXe siècles.
Petit échantillon :
*Pisse-verglas dans la canicule : homme froid et indifférent
*Donneuse de nouvelle à la main, Mangeuse d’étrons sans fourchette, Matelas d’invalide : prostituée malsaine
*Dépuceleur de nourrices : fanfaron qui se vante de ses exploits sexuels
*Accapareur de merde d’abeilles : profiteur, égoïste
*Crocheteuse de culottes, Marie-pique-remparts, Vestale manquée, Paillasse à marmitons : femme de mauvaise vie, prostituée
*Caliborgnon : individu louche
*Reine de Niort, Bijou manqué : laideron
*Avaleur de charrettes ferrées, Trancheur de montagne avec une livre de beurre, Fendeur de naseaux, Abatteur de quilles : vantard
*Membre abrégé de la galanterie, Cervelas de carême : homme au sexe minuscule
*Tondeur de la nappe : pique-assiette, parasite
*Récureux de burettes, Mangeur de crucifix : grenouille de bénitier, dévot
*Éplucheuse de lentilles : lesbienne
*Girafe en grande tenue, Perroquet de basse-cour : personne endimanchée
*Espion de culs mal torchés, Lime sourde, Papelard : faux-cul, sournois
À la fin du livre, GUENNEC rend un petit hommage à la verve de Louis-Ferdinand CÉLINE, grand expert, s’il en est, en invectives et en injures originales. Pour mémoire, en voici quelques-unes : Barbaque d’épandage, Bourbilleux stylophore, Ergotoplasme des 82 000 paroisses, Foutriquet de burnes de taupe, Empalafié, Mongolomeux tartaranesques, Prince des bas du cul, Gueule salophage.
Publié en 2013 dans un petit format, le Dico des injures oubliées, de Sabine DUHAMEL, nous propose lui aussi son lot de mots savoureux et d’injures, mais également de termes d’argot disparus au champ d’honneur de la langue française, comme Triquebalarideau (idiot), Géménée de godinette (fils de p…), Bufreigner (gifler), Vouloir apprendre à son père à faire des enfants (prétendre tout savoir), Porter le deuil de sa blanchisseuse (être très sale), Agache (commère), Ne pas avoir la clé de ses fesses (être trop soumis), ou encore Écorcher le renard (vomir).
Chaque article comporte une petite définition qui permet de retracer l’origine du mot. Ainsi Ployer le touret, qui signifie uriner pour une femme, vient du touret, un petit coussin que les dames s’accrochaient en haut des fesses pour laisser voir une taille plus cambrée. On vous laisse découvrir la curieuse origine d’expressions “ésotériques” comme Les insurgés de Romilly, Faire baiser le babouin, et Passer le pont de Gournay.
Avant d’achever ce billet, nous souhaitons rendre hommage au célèbre personnage d’HERGÉ, le capitaine HADDOCK, champion incontesté du juron dans la bande dessinée. Sans la moindre grossièreté triviale, le langage particulièrement imagé de l’ami de TINTIN a réjoui des générations de lecteurs, tout en les incitant à consulter un dictionnaire !
En 1991, Albert ALGOUD, connu par ailleurs pour ses sketches humoristiques sur Canal + dans les années 1990, publie le Petit HADDOCK illustré, qui rencontra un beau succès et connaîtra plusieurs éditions.
Dans ce réjouissant inventaire, ce sont près de 230 mots et expressions qui sont passés en revue. À côté de jurons bien connus ou assez anciens, comme le fameux Tonnerre de Brest, marque de fabrique de l’irascible capitaine, beaucoup de termes ne sont pas de vraies insultes, ni même des gros mots. C’est ainsi que nous rencontrons des mots compliqués, peu usités, ou aux sonorités étranges, issus du monde savant et littéraire (Anacoluthe, Rhizopode, Apophtegme, Catachrèse, Clysopompe, Ectoplasme, Vivisectionniste), de la zoologie (Sapajou, Cercopithèque, Phlébotome, Oryctérope), sans compter diverses peuplades ou ethnies (Canaques, Kroumirs, Patagons, Zapotèques, Papous), des militaires (Zouaves, Bachi-Bouzouks, Mamelouks), des personnages de comédie (Arlequin, Zigomar, Rocambole, Jocrisse, Polichinelle), certaines expressions restant assez mystérieuses (Tchouk-tchouk nougat).
Reconnaissons humblement que nos insultes contemporaines semblent “basiques” et bien fades à côté de certaines trouvailles du capitaine HADDOCK : Bougre de phénomène de moule à gaufres de tonnerre de Brest, Espèce de loup-garou à la graisse de renoncule de mille sabords, Bougre de crème d’emplâtre à la graisse de hérisson, Simili-Martien à la graisse de cabestan.
Laissons Georges BRASSENS conclure ce billet avec son magnifique hommage musical aux beaux jurons du temps jadis :
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